GABI 
GABIIIIII ! Maman t'appelle !
SKETCH JE M'APPELLE PAS GABI, IMBÉCILE DE SŒUR !
GABI Ah ouais ? Et tu t'appelles comment alors, gros malin ?
SKETCH Sketch. Je m'appelle Sketch. S-K-E-T-C-H.
GABI C'est nul comme nom.
SKETCH Au moins, je m'appelle pas Gabi, comme une certaine sœur que je connais.
Gabriel, il ne s'appelle pas Gabriel. Du moins pas à ses yeux. C'est fastoche, soit vous l'appelez « Sketch », soit vous ne l'appelez pas. En effet, ce prénom est devenu, au fil des années, le pire cauchemar du jeune homme. Pourquoi ? De un, parce qu'il le trouve nul. Ça fait ange Gabriel. Et Sketch n'est pas un ange. Mais alors là, pas du tout. De deux, parce que ça donne le surnom « Gabi », qu'il n'aime pas non plus. Et de trois – c'est sans doute la raison la plus important – car c'est également le prénom de sa petite sœur. Surprise ! Bah ouais. En fait, ses parents n'avaient pas prévu l'arrivée d'une représentante de la gente féminine dans la famille, et ces difficiles ne trouvèrent aucuns prénoms potables. Du coup, la gamine s'est retrouvée affublée du même prénom que son fou de grand frère. Alors Gabriel, il ne s'appelle Gabriel. Vous l'appelez « Sketch », ou vous ne l'appelez pas.
GABI En fait, t'es une petite tapette, hein Sketch ?
L'interpellé esquissa un sourire tragique, et secoua légèrement la tête. Il s'abstint pourtant de répondre. Les deux jeunes gens étaient assis sur les bords de l'autoroute, qui longeait Lyon. Le dénommé Sketch avait les jambes pliées et écartées devant lui, ses coudes posés sur ses genoux, et ses mains jointes. En sa compagnie, il y avait une jeune femme de la même tranche d'âge, les jambes tendues et penchée vers l'arrière, appuyée sur ses mains, qui n'était autre que sa sœur, Gabrielle. Les deux membres de la fratrie De Santis se ressemblaient de façon frappante, tout en étant étrangement et inexplicablement totalement dissemblables. Ils avaient les mêmes cheveux foncés, les mêmes yeux bleus, les mêmes trais fins et la même expression arrogante sur leur visage fin. Ils auraient pu être jumeaux, bien qu'un an les séparait. Et nonobstant, personne sur Terre n'aurait pu être plus différents. Alors que Gabrielle avait tout de l'anticonformisme, de l'indépendance, son frère, lui, dégageait un non-contrôle total. Le genre de mec qui est prêt à faire n'importe quoi tant qu'il se fout la frousse et qu'il s'éclate. Un vrai branleur qui n'a peur de rien, et surtout pas de contredire ses aînés. Telle était la limite entre le frère et la sœur. L'une savait où étaient les véritables limites. L'autre n'en avait aucunes.
SKETCH T'es jalouse, mon cœur, c'est tout.
Il lança au passage à sa sœur un regard éloquent. Elle éclata d'un rire ouvertement moqueur, qui ne vexa pourtant pas Sketch le moins du monde. Les deux adolescents étaient connus, au sein de la famille, pour l'amour très particulier qu'ils se portaient l'un envers l'autre. Jamais un geste d'affection, jamais une parole amicale. Seulement provocations, rivalité, agacement mutuel. Il n'était pas rare d'entendre l'un cracher dans le dos – ou toute autre partie du corps – de l'autre, qui est lui-même entrain de remplir ses chaussures de crème chantilly. Pourtant, la vie de Sketch serait bien triste sans sa conne de frangine. Vous n'avez jamais eu ce genre de pote ? Le genre qui vous emmerde au plus haut point, mais dont vous ne pouvez pas vous passer ? Bref. Gabi se laissa tomber sur l'herbe jaunâtre qui garnissait le côté de la chaussée de l'autoroute et soupira, l'air de réfléchir.
GABI Quand on y réfléchit bien, tu te la joue rebelle, tout ça. Mais t'es pas foutu de te mettre vraiment en danger.
À ces mots, faisant sursauter la jeune femme au passage, Sketch sauta sur ses pieds. Tellement soudainement, d'ailleurs, qu'un électrochoc n'aurait pas eu plus d'effet. La lumière éblouissante des phares des voitures dans la nuit laissa entrevoir sur le visage pâle du garçon une expression d'ivresse joyeuse, avant de l'effacer, et de la dévoiler à nouveau.
SKETCH Chiche !
Il tourna les talons et sauta par-dessus le parapet qui séparait la route de l'endroit où ils s'étaient posé. Gabrielle se redressa brusquement, horrifiée, en le voyant s'élancer sur la route.
GABI Sketch ! Qu'est-ce que tu fous, putain ?! Reviens, tu vas te faire tuer !
Le jeune brun éclata d'un rire sauvage et, bras écartés, comme s'il s'offrait au monde, il se planta au beau milieu de la route. Le vent fouettait son visage, hérissait ses cheveux, et les klaxons des voitures hurlaient, à l'instar de leurs conducteurs. Derrière la barrière de sécurité, Gabi aussi criait après lui. Pas de rage et d'indignation mais de peur. Les larmes perlaient dans ses yeux clairs, tandis qu'elle hoquetait chaque fois qu'une voiture effectuait un dérapage particulièrement bruyant pour éviter Sketch. Sur les traits duquel était toujours figé une expression de bonheur et d'excitation intense.
SKETCH Je ne prend pas de risques, tu disais ? Regarde, Gabi, regarde ça !
Et pour toute réponse, Gabrielle hurla un avertissement à son frère, qui n'avait pas vu le poids lourd qui, tous freins bloqués, tentant vainement d'arrêter les trente tonnes de monstre, lui fonçaient dessus. Au dernier moment, ébloui par les phares, Sketch tourna la tête et une expression de stupeur se peignit sur son visage.
Puis tout se passa très vite.
Il sentit un poids se jeter sur lui, oui, mais pas la masse énormissime et qui était censé l'écrabouiller qu'il attendait. Non, c'était tout juste assez lourd pour être celui d'une fille d'une petite vingtaine d'années. Ses pieds se détachèrent du sol, et sa tête heurta l'asphalte, si bien que sa peau s'arracha sous le choc. Étourdi, il sentit à peine le corps de sa sœur, allongé sur le sien.
GABI Sketch, ça va ? Tu n'as rien ?
La voix inquiète de Gabrielle résonnait dans sa tête. Il ouvrit les paupières, cligna une fois, deux fois des yeux. Tant bien que mal, il se redressa sur un coude, et constata qu'il n'était plus au milieu de la chaussée, mais sur le côté, affalé en-dessous du parapet. À en juger par la façon dont elle était allongée et visiblement secouée, Gabrielle devait très certainement... Mon dieu. Il en venait presque à penser que les sœurs pouvaient servir à quelque chose. Elle se releva douloureusement, inquiète.
SKETCH Je m'amusais bien, pourquoi tu m'as catapulté contre la barrière ? J'ai mal au front...
Incrédule, limite scandalisée, la jeune femme se laissa emporter et envoya dans les côtés de son frangin un bon coup de pied qui le plia en deux.
GABI Espèce d'abruti ! Sale con ! Tu manques de te faire butter par un camion et c'est tout ce que tu trouves à dire ?! Je te hais !
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